Comme je le disais dans la conclusion de mon article sur le Laos et Cambodge, la rencontre avec d’autres cultures apporte un vrai supplément d’âme. L’expression me plaît et je remercie mon amie Graindecel du Maroc http://graindecel.canalblog.com/ de m’avoir fait connaître la copie de cet éminent philosophe sur le sujet.
Le philosophe Vincent Cespedes a planché sur un des sujets du bac de philo .
Par VINCENT CESPEDES, philosophe écrivain
De mon point de vue, «Que gagne-t-on à échanger?» est le plus beau sujet du Bac philo 2009. Beau parce que poétique (c’est-à-dire faisant trembler nos émotions les plus intimes) et politique (c’est-à-dire faisant trembler le monde).
Le présupposé est facile à déceler: «Nous avons la capacité d’échanger». C’est ce verbe assez mystérieux qu’il faut interroger d’emblée.
On pense tout de suite aux transactions matérielles – troc, argent, biens divers. Puis l’immatériel nous saisit – conversation, dialogue, confidences, apprentissage, mais aussi émotions, tendresse, amour. Point commun : pour qu’il y ait échange, il faut que je prenne et que je donne, autrement dit qu’il y ait transaction entre au moins deux partis, transmission mutuelle. Comment, dès lors, parler de «gain», si la nature même de l’échange est de tendre vers la réciprocité, le donnant-donnant, l’accord des deux parties ? Inversement, si l’échange est déséquilibré, s’il induit une nette différence permettant de parler d’un «gagnant» (victorieux) et d’un «perdant» (lésé), en quoi s’agirait-il encore d’un échange, à proprement parler ?
Une distinction semble ici nécessaire. Dans l’échange matériel, ce que je donne ne m’appartient plus, je le perds au profit de ce que je reçois en contrepartie ; tandis que dans l’échange immatériel, je ne me dépossède pas de ce que je donne. L’échange matériel inverse la possession des choses, change les titres de propriété (cela vaut également pour les flux virtuels de la Bourse) ; l’échange immatériel, en revanche, est un partage. Je ne perds pas le savoir que j’enseigne, l’information que je livre ni la caresse que je prodigue.
(…….)
Oui, c’est de la vie qui s’échange dans l’échange immatériel, y compris les informations prétendument «objectives» dont nous abreuvent les mass media. Qui n’a pas senti dans l’échange quel qu’il soit une certaine «magie qui passe», une «bonne vibration» qui chamboule nos émotions et ancre l’autre dans notre corps, notre cœur, notre mémoire ? La philosophie française, obsédée par l’allemande, a trop longtemps dénigré et méprisé cette expérience singulière et essentielle qui bouleverse tout un chacun.
Pour Julien Offray de La Mettrie (1709-1751), la conversation est un vital appétit d’échange qui «me rend le même service qu’un bon livre, elle relève mon âme, elle nourrit et restaure en quelque sorte un être qui mourrait comme d’inanition : c’est presque rendre la vie à un cadavre.» Dans l’échange philosophique, Socrate délivre les pédants de leurs préjugés et redonne vie à la pensée pétrifiée en dogmes. Dans l’échange pédagogique, le bon maître apprend à l’élève, mais aussi de l’élève : le cheminement de l’apprentissage s’opère par un va-et-vient passionnant. Dans l’échange amoureux véritable (à ne pas confondre avec l’encouplement qui met l’amour sous contrat !), les libertés se renforcent l’une avec l’autre, les horizons s’élargissent en se conjuguant ; les amants mélangent leurs jus et leurs joies dans une intense « percolation ». L’échange humain se décline sur le mode fertile et incontrôlable de la création.
Que gagne-t-on à échanger? – Un accroissement de vie ou, pour le dire autrement : un supplément d’âme. Un essor, aussi infime soit-il, qui déploie et vivifie grâce à l’autre nos désirs, nos rêves, notre identité, nos talents. C’est la leçon qu’Édouard Glissant nous chuchote, depuis sa Caraïbe : «Je peux changer, en échangeant avec l’Autre, sans me perdre pour autant.»
Vincent Cespedes, philosophe, écrivain
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http://www.liberation.fr/societe/0101574882-que-gagne-t-on-a-echanger-un-supplement-d-ame