De retour à la Bérarde, il règne dans le petit village, calme d’ordinaire, une animation intense vers les trois, quatre heures de l’après-midi, moment pathétique du départ vers les refuges. On vérifie une dernière fois son sac dans la rue, pour y ajouter le paquet de raisins secs ou le saucisson achetés au dernier moment. On installe par-dessus la corde pliée en écheveau. On renoue un lacet desserré.
Décor de théâtre grandiose où les figurants s’agitent derrière le rideau avant de participer à une véritable action sous les feux du ciel, orchestrée par le souffle du vent , le roulement du torrent ou les éclats de l’orage et l’écho de ses accords. Les fauteuils d’orchestre se payent cher, meilleures places réservées aux vainqueurs, à ceux qui ont lutté avec le plus de force.
Au coeur du village, des affiches apposées sur le mur de « la maison du campeur » indiquent le programme, résumé de courses à faire :
Refuge Temple-Ecrins, 2410 mètres, 2h 30, 80 places ;
Refuge de la Pilatte, 2580 mètres, 3h 30, 80 places, « le plus beau refuge des Alpes » ;
Refuge du Châtelleret, 2225 mètres, au pied de la Meije, 2 h, 30 places ;
Refuge du Promontoire, 3093 m, 5 h, 16 places, non gardé.
De là, chacun part dans la direction qu’il a choisie. Les caravanes s’allongent sur le sentier du Plan du Carrelet. On peut les suivre longtemps des yeux.
Un autre grand moment de la journée se situe vers les onze heures et demie, heure d’arrivée du car venant de Grenoble, apportant le courrier, les journaux, le ravitaillement et débarquant son chargement de touristes et de varappeurs. Comme l’heure du déjeuner n’est plus loin, tout le monde se retrouve tassé et entassé tant bien que mal dans les deux seules boutiques étroites. On vend de tout à la Bérarde. Des lames de rasoir ou des crèmes solaires voisinent avec les paquets de bonbons, le fil à coude et les confitures avec les livres de technique alpine, les grappes de raisin avec les chaussettes et les cordes de nylon. On peut même acheter un charmant petit chalet inoccupé pour un prix dérisoire avec pour prime les cimes zébrées de blanc, les vallons déserts, les murailles fauves, les clartés du ciel ! Les touristes se jettent sur les souvenirs, les campeurs viennent chercher leur viande ou leur pain retenus à l’avance. C’est l’affolement, la bousculade. De gros souliers écrasent des orteils sensibles dans une bonne humeur générale (pas toujours).
L’épicerie à l’autre bout du village, est un peu moins fréquentée. Elle est tenue par la veuve d’un grand guide bien connu, petite vieille rabougrie par les dures années, les heures d’attente, les inquiétudes, une vie de labeur obscur. Je la vois nous dire de sa voix chevrotante : « mon mari, c’était un bien brave homme, un bon guide, bien prudent, vous savez. C’est triste de rester seule ». Ses mains tremblent en me tendant le pain d’épices. Elle recompte l’addition à voix haute en hésitant un peu.
Au bureau des guides, qui n’a pas dû changer depuis que nos arrière-grands-pères chassaient le chamois, un gros personnage vend des journaux. J’espère que ce ne sera pas lui qui nous mènera sur les cimes ! La vue des feuilles noircies d’écriture nous remet en mémoire bien des choses que nous nous hâtons d’oublier. Travail, clients, soucis de chaque jour, ne venez pas troubler notre douce quiétude.
Le pot d’edelweiss aux trois-quarts vide, déposé sur le sol devant la chapelle, et la sébile remplie de pièces de un nouveau franc, témoignent de l’ardeur des visiteurs à s’emparer de ces fleurs symboliques. Rien ne vaut pourtant celles que l’on a cueillies soi-même.
Quelle joie de les découvrir pour la première fois, nichées au creux de la roche, ou sur des escarpements inaccessibles. Près du glacier du Chardon, j’ai longé la base des barres rocheuses dans les herbes glissantes et les cônes d’éboulis. J’allais abandonner mes recherches lorsque j’ai aperçu un pied – huit fleurs penchées sur le vide – d’une grandeur extraordinaire, loin de ma portée. Je me suis hissée le long d’une dalle verticale en me tenant aux touffes d’herbes et à genoux sur un petit replat, les ai cueillies précieusement, brin par brin pour ne point en arracher la racine. Elles sont là parmi tous les souvenirs que j’aime, mais rien ne pourra remplacer la vision de ces fleurs fraîches épanouies, se balançant sur un fond de ciel bleu.
J’espère que ces quelques lignes vous convaincront des merveilles de l’Oisans et que l’année prochaine vous irez tous à la Bérarde.
Ah non ! Pitié pour les nuits dans les refuges. Pour accéder au bat-flanc supérieur et y trouver place, cela deviendrait bien du VI sup …
La montagne c’est bien beau, mais j’ai quand même failli y laisser ma vie !
Voir ces liens :
http://danae.unblog.fr/tag/montagne/
http://danae.unblog.fr/tag/montagne/page/2/